Carnet de voyage, à la découverte du safran du Maroc

Carnet de voyage - Safran du Maroc


2 Novembre 2021

Jamal vient à notre rencontre à l’auberge avec deux producteurs : Marcello et Aziz. Il me raconte l’histoire du safran de la région et de la coopérative. 

Ces montagnes étaient depuis fort longtemps peuplées par les Berbères et des juifs qui étaient marchands et faisaient le commerce notamment d’épices. Il a retrouvé des documents du XIVème siècle qui témoignent de la présence du safran dans des actes de vente de parcelles. 

Le safran fait partie de l’histoire, de la culture et de la survie de cette région. 

Jamal a quitté à 17 ans la commune de Taliouine. Il travaille dans les usines et devient syndicaliste en France et s’engage dans des associations pour les migrants et immigrés. Il aide les jeunes en difficulté et monte une association. 

Le but de l’association est de stopper l’émigration et d’aider les personnes à vivre dans leur pays d’origine ou d’accueil. Au Maroc, il y a aussi beaucoup d’émigrés de Libye, de Syrie. Il est un relais entre les associations et les gouvernements marocains et français. 

Il monte la coopérative de safran dans les années 2000 avec 16 membres dont 12 enfants d’immigrés qui ont choisi de ne pas suivre leurs parents en Europe à travers le mécanisme de regroupement familial. 

La coopérative compte en 2021 20 producteurs et comprend entre 12 à 15 hectares

La coopérative a aidé beaucoup les producteurs dans leur infrastructure (eau, électricité). Il y a 10 ans, il n’y avait pas d’électricité. L’eau arrive grâce à des réservoirs et des puits.


La région de Taliouine au Maroc

3 Novembre 2021

Le rendez-vous est donné en haut des montagnes. Il est 7 heures. 9°C degrés. Le safran aime aussi le froid pour éclore à l’aube. Nous sommes dans les champs, des petites parcelles familiales au-dessus de Taliouine. Le paysage est désertique. L’air sec se voit sur les visages des paysans qui sont comme froissés, la terre se craquelle dans les parcelles délimitées à l’intérieur par des carrés qui permettent une irrigation traditionnelle. La dernière pluie remonte au mois de décembre de l’an passé, soit plus d’un an .

Nous arrivons et il fait encore nuit. L’heure du bled (1 heure de moins que l’heure officielle). On écarquille les yeux sur les parcelles et là, le moment magique on devine les fleurs percer le sol pour surgir droites, comme des petites flammes bleues. Ces flammes bleues se détachent, irradiant déjà de couleurs.


1er champ : il est entouré d’oliviers, d’amandiers et d’une sorte de pistachiers dont les fruits sentent bon lorsqu’on les brûle.

Deux femmes, dont la femme du neveu de Jamal, cueillent à une vitesse fulgurante. Elles cueillent jusqu’à 45 fleurs en une seule minute. 

C’est le pic de la récolte avec ces premiers froids qui finissent par arriver. La récolte a 15 jours de retard, il faisait trop chaud jusque-là. La récolte dure au total entre 20 et 25 jours.  

Ces journées représentent au moins 12 à 13 heures de travail. Il faut aller très vite pour cueillir et pour émonder dans la même journée. 

J’apprends qu’un bulbe peut donner 5 à 10 fleurs durant ces 20 jours. Les fleurs se succèdent dans leur apparition. 

La première année, il y a très peu de fleurs. C’est la seconde année que l’on obtient une récolte. Un bulbe donne des fleurs pendant 5 à 6 ans. Ensuite, il faut déplanter et renouveler les bulbes mais il faut changer de parcelle. Et la parcelle doit se reposer quelques années pour oublier la présence du safran et se régénérer, donc une grande surface de terrain est indispensable. 

Un bulbe se multiplie de lui-même et donne 6 petits bulbes que l’on peut replanter. 

Les bulbes sont échangés et vendus entre producteurs. Récemment le Maroc a voté une loi empêchant l’exportation des bulbes marocains. 

2ème champ : L’arrosage est aussi traditionnel. Il faut que les producteurs soient ingénieux dans le circuit de l’eau. 

S’il n’y a pas de pluie, ils sont obligés la veille d’arroser à 14h00. Car sans humidité, les bulbes ne vont pas avoir la force par les racines de faire sortir les fleurs. 

Pour cueillir le safran, il faut se plier en deux. Accroupi, cela ne fonctionne pas. Il est préférable d’avoir des vêtements souples et amples. Toutes les femmes sont en jupe. Même si les hommes font les gros travaux des champs (irrigation, planter les bulbes, labourer), ils participent à la cueillette aussi. 

A 10 heures, les cueilleurs s’arrêtent et se hâtent vers les maisons pour démarrer l’émondage. 

Selon la tradition, il n’est pas rajouté de pesticides à la culture du bio. Alors que peut apporter le label bio ? Des points de contrôle de l’eau et de la terre, et des pesticides (ils ont eu une trace une fois à cause des anti-mouches utilisés dans les maisons). 

A Taliouine, la culture du safran a permis de retenir les gens dans la montagne et empêché des immigrés (de Libye…) de partir en Europe. Le safran rapporte des milliards, que l’on ne voit pas, à l’économie marocaine. Le Maroc produit 6 tonnes de safran (Inde : 40 tonnes, Grèce, Iran). Le Maroc est le 4ème producteur et 90% du safran est cultivé à Taliouine, dans cette région aux montagnes rouges. 

Il a trouvé des traces du safran sur des documents de cession de terrain au 13ème siècle. L’acte de vente indiquait la présence du safran. Le safran fait partie de l’identité, c’est le quatrième enfant d’une famille. C’est un membre de la famille. 

Il assure une source de revenus direct pour la famille, une forme de monnaie qui autrefois était vendu au souk pour acheter des produits de première nécessité. Le prix du safran a peu augmenté, par contre la hausse des prix s’est emparée des autres produits, donc les femmes peuvent acheter 

Si le safran augmente trop en prix, cela va devenir attractif, d’autres vont vouloir cultiver le safran. Cela finit par refaire baisser les prix car il y aura plus d’offre. 

Pour cueillir la fleur, il faut qu’elle ne soit pas encore ouverte, donc il faut être à l’aube. La corolle doit sortir en entier du sol, et on la saisit au bout de la fleur et on l’arrache, comme si on arrachait une dent, d’un coup sec. Il ne faut pas le prendre à la base. On cueille parfois trois fleurs d’un coup lorsque les herbes sont proches. 

Les bons cueilleurs récoltent 60 fleurs en seule minutes. 

250000 fleurs pour obtenir 1kg de safran séché

1kg de fleurs pour obtenir 11 gr de safran séché

Le stigmate est comme une feuille repliée.  

Déjeuner préparé par Rabia, la femme de Jamal qui parle uniquement le berbère. Ils se sont mariés cette année.

Couscous de légumes dont des aubergines fondantes, avec un peu de bœuf. 

Le grain de couscous a été fait par cette femme à partir d’un blé complet. Je n’ai jamais mangé un aussi bon couscous. Le bouillon était succulent. 


Emondage 1 (Chez Jamal et sa femme) 

Alors qu’en France et en Espagne, l’émondage se fait à l’aide de ciseau, au Maroc, c’est entièrement à la main. 

Il faut 1 minute pour émonder 18 fleurs. C’est l’étape la plus longue. On coupe à la main le bout de la fleur et on extrait les stigmates. 

Il est préférable et plus facile de le faire dans la journée car le lendemain les stigmates sont mous et les pétales deviennent savonneuses. Le temps de quelques heures, les fleurs s’ouvrent après la cueillette. 


Emondage 2 

Chez le neveu de Jamal, Marcello et sa femme. 

Le grand frère de Jamal était présent, il nous a raconté ses 40 ans en France, travaillant dans les stations de ski. Nous avons grignoté des amandes du jardin et bu du thé servi au safran (4 stigmates / 1 litre). Il faut faire bouillir l’eau, ajouter le thé et le safran et refaire bouillir.  

L’appel à la prière a sonné. Personne n’a réagi. En période de récolte, le safran est la priorité et tout passe après.

Le Muezzin essaye de prendre un remplaçant s’il a un champ de safran.

Emondage 3

Nous sommes toujours dans le centre du village. Les ruelles sont étroites et cabossées. Une grande porte, un enfant apeuré nous accueille puis nous arrivons dans une petite pièce avec deux groupes de femmes assises autour de tables recouvertes de pétales. Elles sont une vingtaine à émonder, extraire sans relâche les pistils. Je m’installe avec l’un des groupes. Elles me disent qu’ici les femmes travaillent et font tout à la maison mais ne sont pas assez payées. Le safran qui doit être comme une source d’argent pour elles ne leur permet plus d’acheter autant de choses au souk. Tout a augmenté, sauf le safran. Et en même temps si le prix du safran est trop élevé, il y aura trop de concurrence et les prix vont baisser. 

Ces femmes n’ont jamais depuis qu’elles sont en âge de le faire, manqué une seule cueillette de safran. Elles n’ont pas le choix, c’est de la survie. La plupart ne sont pas allées à l’école. 

L’une d’entre elles, la femme du producteur à qui appartenait la maison m’a appris un dicton. « Le safran ne peut pas se cacher » 

Ces femmes me racontent qu’elles froissent dans leur main le safran avant de le jeter dans le tajine dès le démarrage de la cuisson. 

Déjeuner. 

Séchage. 

Trois options : 

Séchage au soleil sur des plaques en inox couvert de moustiquaires entre 1H à 3H. 

Séchage dans la maison à l’ombre pendant 2 jours

Séchage au déshydrateur de légumes pendant 2H à 50°. 

Séchage au four (attention à la surcuisson) !  

Le safran est prêt lorsqu’il ne colle plus. 

Il faut : 

1 minute – cueillette de 60 fleurs 

1 minute – émondage de 18 fleurs 

Voyage au Maroc, terre de culture du safran
A la tombée du jour, la lumière est magnifique, vibrante et orangée. Jamal nous emmène sur les terres de sa ferme qu’il a achetée. Il a laissé à ses frères les parcelles de sa famille. Une grande parcelle de safran s’étale, alimentée au goutte à goutte. Cette technique moderne permet de moins utiliser d’eau et de gagner du temps. Il n’est pas utile de construire des digues et de surveiller l’écoulement de l’eau. Jamal me dit qu’il fait des économies d’eau importantes. Grâce aux oliviers, il fait son huile d’olive. Il a construit un pressoir il y a deux ans, qu’il met à la disposition des autres producteurs. Ici, ils cueillent les olives lorsqu’elles sont noires et grasses. La récolte se fait juste après celle du safran. Jamal nous offre son huile d’olive. La vue de sa ferme est contemplative. La chaîne de montagne s’étend majestueuse et hirsute gagnée par un ciel qui devient rose pâle. 

La vue est encore sublime. 

On se met d’accord pour qu’il récolte pour nous l’an prochain de la menthe, de la sauge et de la verveine (20 kg de chaque). Sa famille fera sécher les plantes avec soin et les triera.

Le soir, nous dînons à l'auberge.

Cueillette des fleurs de safran
4 Novembre 2021


Je retourne dans les parcelles de safran cueillir avec cette fois plus de maîtrise dans le geste. Je reste lente pour m’appliquer car il faut un coup de main. Je cueille chaque fleur une à une. 

Je cueille sur le champ de Rabiah qui n’est jamais allée à l’école. Habillée de façon traditionnelle, elle a beaucoup d’allure. Elle est pliée en deux, la tête en bas. Je me mets à sa technique et j’apprends comment aborder le carré de safran, comme un livre de droite à gauche puis de droite à gauche encore, ou comme un scanner. Il ne faut pas en laisser une. 

Nous allons ensuite dans un autre champ qui est situé sur un plateau avec une vaste étendue sèche. 

Sans eau, point de verdure, point de culture et point de safran. 

En regardant la majorité du paysage qui est formé par des étendues de terre sèche orangée, l’exception est la verdure. A chaque source, un point de verdure, la vie se développe. On comprend ici dans cette immensité de montagnes nues, que la vie est l’exception. Une exception dans ce néant désertique en altitude. Nous sommes à plus de 1200 mètres d’altitude. Il fait plus froid que la veille, le soleil de ses rayons rend le froid supportable. Nous sommes sur le champ de Marcello. Il est en train de cueillir avec sa femme. Ils sont aidés par deux autres femmes de la famille. Ils vont très vite. A 9h30 tout est fini, toutes les parcelles ont été cueillies. Ils repartent chargés d’un lourd panier de fleurs. 

La scène est sans âge, elle aurait pu se dérouler au XIVème siècle, comme au XIXème. Nous sommes hors du temps et je suis happée par la force de ce présent où la seule préoccupation est cette fleur bleue dont dépend la survie de toutes ces communautés des montagnes. 

La culture de cette fleur dans ces montagnes désertiques tient du miracle. Cette fleur d’hiver surgit de cette terre sablonneuse et craquelée. 

Il faut la cueillir à l’aurore lorsqu’elle est encore fermée. Si elle s’ouvre, des insectes et de la poussière arrivent, les stigmates sont moins protégés. La fleur du crocus sort avant l’herbe du crocus. Lorsque l’herbe pousse au bout de plusieurs floraisons, la cueillette est moins facile, l’herbe gêne. 

Les fleurs qui n’ont pas été cueillies le matin s’ouvrent en grand l’après-midi. Elles se referment le soir venu et redeviennent ces petites flammes bleues au petit matin. 

Chaque matin des 21 jours de récolte est une surprise. Nul ne sait combien de bulbes vont éclore et tapisser d’un bleu violacé ces petites parcelles de terre. Les jours sont courts mais les journées de travail sont longues. Les gens se lèvent à six heures et marchent jusqu’au champ et ils se couchent une fois l’émondage fini lorsqu’il est minuit. 


Découvrez le fruit, enfin plutôt l'épice, de ce travail méticuleux avec le safran du Maroc. Une épice aux notes fruitées et miellées qui retranscrit à merveille le savoir-faire de producteurs passionnés et la force d'une terre difficile à dompter.